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Anne, à pied.

Cette histoire aurait bien pu ne jamais arriver.

Il a fallu ce petit quelque chose qui arrive un jour dans la vie et qui fait qu’on existe enfin.

Un petit rien, un truc nul, ridicule, et qui change complètement votre vie.

Comme un petit caillou dans la chaussure et qui vous fait arrêter, lever la tête et voir le ciel qui vous tombe dessus.

Ce genre de petite chose improbable qui est à l’origine d’événements incroyables et qui créent des histoires inimaginables.

Celle d’Anne, par exemple.

Anne a 27 ans.

C’est une petite femme souriante et douce, avec ce petit air timide qui la rend délicatement belle. Ses cheveux noirs sont rassemblés en une longue queue qu’elle fait glisser sur le devant de son épaule droite.

La tête un peu penchée quand elle parle, un sourire qui fait doucement fleurir le côté droit de sa bouche, comme si elle ne voulait pas trop prendre de place.

C’est elle : quelque chose de simple et retenu qui se décline en de multiples petits détails authentiques et vrais.

Et puis c’est aussi le petit trait noir de ses deux sourcils qui lui donne un air faussement sévère.

Mais c’est enfin et surtout ses yeux foncés brasillants et profonds et qui ont l’air de raconter une tristesse lointaine.

Et si cette tristesse était, comme les petites bulles libérées de la glace qui arrivent çà et là à la surface, ce besoin de rêve et d’aventure qu’une femme peut avoir à 27 ans, à côté d’un compagnon qui a de plus en plus l’allure d’un accompagnateur de train de vie, et de moins en moins cette grandeur d’hêtre ? Ce gars, un peu rond, parfois lourd, mais si gentil, et pour qui elle a eu un coup de foudre il y a cinq ans ne la fait plus rêver.

Les passions durent trois ans, elle le sait. C’est chimique.

Et d’ailleurs, c’est vrai, depuis deux ans elle rêve autrement.

Elle rêve d’un prince vraiment charmant.

Elle rêve d’un homme, un vrai, un solide, pieds sur terre et tête dans les étoiles.

Elle rêve de faire l’amour, enfin, avec « art et poésie », parce que l’art et la poésie sont ses deux passions.

Elle rêve donc d’unir en passion sa passion amoureuse.

Deux en un. « Parce ce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Unie avec un vrai quelqu’un.

Un être vrai et fort comme un chêne, sensible comme un roseau.

Comme on peut être uni avec un poème ou une œuvre d’art.

Épouser le geste artistique avec la caresse d’un amant.

Crier de jouissance comme on crée l’union à sa création.

Crier, créer, jouir et être unie à l’autre partie de soi-même !

Depuis deux ans, elle rêve d’avoir un amour de rêve.

Un homme de rêve.

Un travail de rêve.

Une maison de rêve.

Des enfants de rêve.

Autrement dit, elle cherche chaussure à son pied.

Depuis deux ans, elle rêve de partir, de voyager, de découvrir.

Et donc de le quitter, lui.

Lui et ses lourdeurs devenues si fréquentes, lui et ses mots devenus si vides.

Elle rêve de quitter cet amoureux qui apparaît de plus en plus comme un compagnon de fausse route.

Elle rêve de le laisser là, planté comme un arbre mort, et de partir loin, vers d’autres cieux, d’autres forêts, d’autres mieux.

Elle rêve d’un au-delà à cette chimie si vite finie.

Elle rêve d’une nouvelle passion.

Même si elle devine qu’une passion c’est un rêve aussi… que la passion n’existe qu’en rêve, qu’elle fait partie de ces choses qui disparaissent au moment même où elles se vivent.

Elle n’en peut plus, maintenant.

***

Et un jour, elle décide.

Elle part.

Sac à dos, chaussures de marche, billet d’avion.

Elle est partie.

Et trois jours après, la voilà sur le sol chaud et poussiéreux de Santiago du Chili.

Il fait chaud et humide.

Et elle n’est pas habituée à cette chaleur.

Elle sort de l’aéroport.

Elle marche, elle marche.

Au milieu des hommes et des femmes, des voitures et des mobylettes puantes.

Elle traverse le bruit, les couleurs, les odeurs.

De grosses gouttes de sueur perlent sur son front et coulent, régulières, entre les sourcils noirs, en suivant un chemin d’un côté et l’autre du nez.

La sueur laisse un fin trait de son passage à travers la poussière qui s’est posée sur sa peau.

— Vous pleurez, Madame ? Vous avez pleuré, n’est-ce pas ?

Quelqu’un vient de parler. À côté d’elle ? Derrière elle ?

Elle veut se retourner, mais le premier réflexe est de regarder dans la vitrine devant laquelle elle s’était arrêtée.

Dans la vitre, elle voit un visage fatigué, perdu : le sien !

Elle voit ses cheveux lâchés.

Elle voit la trace de sueur sur les joues.

– Vous avez pleuré, n’est-ce pas ?

C’est la voix d’un homme, une belle voix d’homme, et il insiste.

Elle se retourne la tête baissée :

— Euh, non Monsieur, non… Je cherche… euh, je cherche une…

Et doucement, comme une flamme hésitante et un peu tremblante, elle lève les yeux.

Devant elle, un homme grand, mince, cheveux bouclés, peau mate et luisante.

Cet homme est élégant dans sa chemise blanche et ses quarante ans, dans son jeans noir et sa séduction naturelle.

— Je cherche… euh, je cherche une…

Un coup de vent vient de lui emmêler les cheveux. Ses émotions sont emportées. Elle vacille, elle ne sait plus… elle, euh, il est…

Elle baisse la tête, cherche par terre les mots qui ont l’air d’être tombés de sa bouche fatiguée et qu’elle ne trouve pas, balaye le sol poussiéreux du regard, et…

— Euh, je cherche des chaussures !

Son regard vient de s’arrêter sur les chaussures de cet homme.

Elle a l’impression que ses yeux et ses idées se brouillent en même temps.

Elle relève la tête.

Il la regarde et il sourit.

— Vous êtes arrivée ! C’est ici !

Elle le regarde.

Le vent s’apaise. Le soleil éclaire le trottoir et son visage. Elle pousse un long soupir, dans lequel se mêlent soulagement et émotion. Son sourire est rassuré et prend toute la place sur son visage de belle femme occidentale.

Il se dresse devant elle, comme une évidence soudaine.

Il a ce charme naturel d’un homme mûr, commerçant, agréable, avenant et… qui sait parler aux femmes.

Son magasin est là, devant eux, avec une belle inscription en français, faites de fines lettres peintes en bleu sur la vitre : « Petites chaussures pour jolies dames ».

– Venez, venez vous asseoir à l’intérieur.

Vous pourrez souffler un peu à l’ombre et au frais.

Vous aurez tout le loisir et le temps de choisir ce qui vous convient.

Le choix est multiple, chez moi, et je trouverai ce qui vous plaira.

Vous venez d’où ?

Une main délicatement posée sur le tee-shirt humide de la voyageuse, il lui prend le bras gauche et l’entraîne aimablement à l’intérieur de sa petite boutique.

— Asseyez-vous là, mademoiselle.

Elle sourit.

Toute sa fatigue la quitte, une confiance ravie et innocente coule en elle.

Elle sourit.

Il lui prend précieusement la cheville, défait doucement le lacet de sa grosse godasse, et retire lentement son fin pied de cette caverne de cuir moite et poussiéreux.

Il lui sourit.

Sans tarder, il amène un petit bassin, dépose le pied de la voyageuse dans l’eau tiède.

Dans un mouvement très élégant, il s’agenouille devant elle, et glisse sa main sur le dessus de son pied, passe d’un côté, puis de l’autre en frottant légèrement la poussière.

Il passe sur le talon puis remonte la plante de son pied.

Elle frissonne.

— Que c’est bon !

Il sourit, elle sourit.

Elle est bien.

C’est bon, très bon même.

Il lève les yeux vers elle, débordant de mots.

Il parle, parle, de tout et de rien, du soleil, du voyage, des clients aimables, de la qualité des chaussures chiliennes, de l’élégance de celles qui les portent, de Santiago, des santiags, et tout et tout…

– Comment vous appelez-vous ?

Le col de sa chemise blanche est grand ouvert. Elle regarde son cou et voit comme une petite tache en forme de cœur. Petit mouvement de la tête autour d’elle. Elle voit son sac à dos posé contre des boites de chaussures. Elle le regarde sans rien dire.

***

Cette nuit-là, elle n’a pas rêvé.

Elle a créé son plus beau poème, crié sa plus belle œuvre.

Elle n’a pas été plus loin.

Elle avait trouvé sa « chaussure » : un Toulonnais, échoué un jour au Chili, pour le plus grand bonheur d’une petite voyageuse de rêve qu’elle était.

Cette nuit-là, elle s’est sentie femme, entière, belle.

Il l’a caressée comme il caressait les chaussures neuves qu’il lui présentait, amoureusement, enjoué et joyeux, fier et frétillant à la fois. L’élégance de ses gestes rendait les courbes de son corps plus belles encore.

Il s’est pourtant vite endormi, après avoir embrassé minutieusement son front autour des sourcils, après avoir caressé de sa langue ses lèvres, le bout de ses seins, l’empire du Milieu et les pieds autour du talon, et après avoir explosé en elle.

« J’adore son sourire, j’adore ses cheveux. J’adore ses genoux et sa façon qu’il a d’humidifier ses lèvres avant de parler. J’adore la tache de naissance qu’il a sur son cou. J’adore quand il dort. »

 

Ce sont les mots qu’elle a envoyés à son amie, après trois mois de silence.

Stéphane Van Hoecke

Texte inspiré lors du cycle « Histoires d’Amour » (Janvier/Février 2017) @ Les Ateliers de la Mémoire

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